À côté des différents cas micro-économiques que je suis amené à traiter en entreprise pour créer ou approfondir le lien entre l’économie et l’homme, je continue d’appliquer les concepts de l‘économie de la relation au milieu global qui nous entoure. Ce qui permet de revenir à la fois sur ce qui s’est passé dans la crise de l’euro des pays du sud de l’Europe, et de s’intéresser aussi au brûlant sujet du Brexit anglais.
Concernant la Grèce, le Portugal, l’Espagne…, la crise de l’euro, qui a perduré de 2010 à 2016 (en étant loin d’être définitivement réglée aujourd’hui), a été le premier grand craquement de l’Europe depuis sa création et son extension. Pour le Brexit, les rapports très particuliers et tumultueux que la Grande Bretagne a toujours entretenu avec le continent européen, ne pouvaient en aucun cas tendre vers l’harmonie sous le seul effet d’une économie matérielle favorable.
En quoi l’angle de l’économie de la relation est-il éclairant ?
Les deux crises font intervenir cinq ensembles de relations :
- la relation entre les pays européens membres de l’euro,
- la relation entre Européens membres et ceux qui, volontairement ou non, ne le sont pas,
- la relation historiquement compliquée du Royaume Uni et du continent européen,
- la relation entre les Européens et leurs partenaires extérieurs (en particulier américain et asiatiques)
- Enfin, la relation entre les individus et les groupes à l’intérieur même de chaque pays.
Quelques traits caractéristiques au regard de l’économie de la relation
Une première question qui vaut autant pour la crise de l’euro que pour le Brexit:
La relation entre pays européens, membres ou non de l’euro, a-t-elle fait l’objet d’un travail conscient et approfondi, ou est-elle un tissu visant une simple finalité matérielle, qui ne saurait survivre sans son soutien ? Autrement dit, cette relation ne serait-elle que de l’« immaté-rien » ?
Il semble en effet que l’on se soit largement installé dans l’idée que les avantages matériels (aides communautaires, absence de barrières commerciales, croissance favorisée, et utilisation immédiate ou future de l’euro) étaient suffisants pour construire et pérenniser une relation positive entre tous les participants. En quelque sorte, cette relation devait être une conséquence obligée des gains matériels et elle devait à l’évidence se renforcer avec la richesse croissante…
Malheureusement les deux crises démontrent qu’il n’en va pas ainsi. La révision de nos croyances quant au lien entre prospérité matérielle et relation positive s’impose.
Les clés d’une relation positive
Quand la relation, supposée positive, n’est qu’un sous-produit de la fortune matérielle, elle devient l’esclave de ses aléas et des inégalités de sa répartition.
Si la relation prospère parce que la richesse matérielle progresse, et qu’elle se meurt lorsqu’elle chute, elle ne saurait en aucun cas constituer l’élément fondamental d’une sphère d’économie de la relation. Car, pour que cette dernière prenne pleinement son sens, il faut que la relation – positive ou négative – entre les parties ait la capacité de vivre, sans le secours ou la dictature de la matérialité.
Quand il en est ainsi, la relation entre les parties constitue une sorte de « produit » en lui-même, travaillé et retravaillé selon des principes ou des règles qui en assurent la pérennité. Est-ce ce qui a été fait entre pays européens ?
Si l’on ajoute que le produit « relation » doit donner lieu à des échanges élargis et approfondis entre les pays, dont le résultat stimule l’envie de continuer et développer…, on mesure la distance entre la réalité vécue et les croyances ou les utopies d début de la construction européenne. La crainte ou le refus d’aller plus loin dans la connaissance mutuelle (pour ne pas se heurter à des habitudes et des obstacles culturels ou égoïstes) a largement contraint l’échange immatériel entre Européens à la superficialité. Passé l’état de grâce initial, personne n’a vraiment pris le risque de se lancer dans de véritables investissements relationnels qui, par définition, réclament beaucoup d’implication sans garantir le résultat !
Et c’est ainsi qu’au fil du temps, cette relation européenne, ne vivant qu’à travers ses ressorts et ses justifications matérielles est devenue explosive, à l’intérieur comme à l’extérieur des nations. Tout le monde s’est mis à compter, ne voyant en l’Europe que cela. Les anglais ont probablement tiré les premiers: on se souvient de la fameuse invective de Margaret Thatcher: « I want my money back »… Mais les populistes de tous bords n’ont pas tardé à s’emparer de la question des inégalités: « A qui profite l’euro et l’Europe? » Suivez mon regard… En période de crise continue d’un système économique global, il faut trouver des coupables. Les décideurs des arcanes de la matérialité (institutions communautaires et responsables économiques) sont tout désignés, et on ne voit plus que ça. Des fossés se creusent entre individus et groupes antagonistes à l’intérieur de chaque pays, comme entre les européens. La relation positive, exigeante en connaissance et porteuse à long terme, est reléguée, recouverte d’une gangue envahissante, et Vive la relation négative issue des défaillances multiples de l’économie matérielle!
Ainsi, le serpent se mord la queue: ne se concentrant que sur les relations à finalité matérielle, qui n’ont aucunement le pouvoir d’aider à sortir des crises, les nations et les peuples de l’Europe produisent de plus en plus de relations factices et négatives qui finalement approfondissent les crises et distillent des rêves malsains de divorce salvateur… Pour tomber, l’un, dans les bras des USA « trumpeurs » ( les anglais?), d’autres, dans ceux de la Chine, acheteuse, banquière, espionne?…
Comment en sortir? A côté de l’évidente poursuite de l’accroissement des valeurs matérielles, peut-on aussi se préoccuper de la recherche et l’atteinte d’une valeur de la relation pour elle-même ? Une relation qui ne serait donc pas la conséquence de la matérialité réussie ou ratée, mais au contraire une relation dont la valeur propre serait en soi digne d’être poursuivie, ce qui ne l’empêcherait pas d’induire d’éventuels bons effets matériels.
Résumons-nous : si les crises de l’euro et du Brexit mettent en péril la construction relationnelle européenne, c’est que cette dernière n’en est pas une véritable. La relation entre pays européens n’est pas capable de trouver en elle-même les moyens de son existence, restant sous l’emprise de la contrainte ou de la réussite matérielle. l’Europe a, peu ou prou, construit une économie matérielle consistante (qui attire les regards, les convoitises et les investissements extérieurs), mais elle est loin d’avoir avancé dans le sens d’une économie de la relation positive entre ses membres. Et comme nous l’avons dit, cela ne fait qu’accroître à l’intérieur des pays européens un sentiment répandu d’inégalité, et des inégalités matérielles bien réelles.
Pour que l’économie de la relation positive ne soit pas une simple expression, mais une sphère active, résumons-en les caractères:
La justification profonde du terme d’économie de la relation, est que l’observation du gigantesque ballet des relations qui naissent et durent entre les différents acteurs, nous place devant un véritable système immatériel, dans lequel :
- La relation apparaît comme un produit à part entière, nécessitant des « facteurs de production » : un mélange dosé d’information et d’énergie mises en commun, qui consomment du temps. Ces facteurs, information, énergie et temps, sont alors forcément soustraits de la sphère de l’économie matérielle. Fatalement concurrentes dans un premier temps, les deux économies peuvent, sous certaines conditions, devenir complémentaires.
- Les « produits relationnels » ne prennent leur sens que s’ils sont échangés de façon continue, et non pas au gré des humeurs ou des intérêts immédiats. Ils développent alors la volonté des parties de poursuivre et d’approfondir leurs échanges au-delà de la sphère matérielle.
- L’investissement relationnel comporte, comme tout investissement, les risques que présente le passage de la relation vécue au présent vers la relation future. Mais seul l’investissement ( en relation positive ou négative) induit pour le meilleur ou pour le pire la dynamique de l’économie de la relation.
- La valeur poursuivie dans l’économie de la relation est celle de la relation pour elle-même. Quand l’économie relationnelle existe, les acteurs sont capables de se lever tôt et de se coucher tard pour alimenter une amitié – ou une haine ! −, indépendamment des conséquences et des intérêts matériels.
Le risque d’une relation négative
Revenons donc à l’Europe. Les aliments de la haine sont déjà là, prêts à se mélanger selon le « bon » dosage. Dans la crise de l’Euro, les flux d’information monolithique sur la Grèce (ou les Grecs) et plus largement sur les pays du Sud (et de la même façon les caricatures sur les « besogneux » pays du Nord), ont attiré une énergie impressionnante de la part de tous ceux qui se sentaient floués, ou de ceux qui, bien avant, avaient nourri des sentiments de rancœur ou de jalousie face à d’autres qu’ils désignaient comme des privilégiés ou des profiteurs… Et la crise du Brexit nous apporte son lot de considérations tout aussi caricaturales.
De tels mélanges peuvent produire durablement de la haine, chaque jour réalimentée à l’aune des informations superficielles, parcellaires, ou carrément « fake ». Il en résulte des échanges immatériels vindicatifs, de véritables investissements en relation négative, en flux de méfiance ou de haine se transmettant de génération en génération… Bref! Une économie de la relation négative consommant son lot d’information, d’énergie et de temps, en se moquant parfaitement des implications matérielles. Tant pis si l’on n’y gagne rien, si on aurait eu intérêt à continuer à commercer avec l’autre, le ressentiment, voire la haine, tiennent lieu de satisfaction ou de compensation. Une relation « perdant-perdant » assumée, en quelque sorte.
On assiste au retour d’un air connu dans l’histoire de l’Europe, que l’on pensait naïvement pouvoir éradiquer grâce aux progrès des consommations et des échanges quantitatifs.
Repenser la relation pour sortir de la crise
Peut-on freiner ou inverser la tendance ? Rechercher et suivre le fil – conceptuel d’abord, et pratique ensuite – de l’économie de la relation positive ? On cherche à résoudre la crise de l’euro et du Brexit avant tout par des moyens et des techniques de l’économie matérielle (resserrements budgétaires brutaux, proposition de dévaluation « interne » des prix et des salaires, réforme des fonds structurels, des politiques et aides communautaires…), ou par des réformes institutionnelles majeures qui s’abattraient sur un terrain relationnel miné… Si ces remèdes paraissent de plus en plus difficiles à mettre en œuvre, et si l’on doute de leur efficacité, c’est qu’ils n’attaquent pas le mal dans ses racines, mais dans ses effets. Penser résoudre les crises de l’Europe en raisonnant et agissant sur le modèle de la seule économie matérielle paraît maintenant vain.
En revanche, apprendre à penser sous l’angle de deux économies, qui s’influencent, s’opposent parfois, mais peuvent aussi se rejoindre, devrait se révéler fécond.
Car, si l’économie classique, constituée en système matériel réglé, ne respecte a priori, ni l’homme en tant que tel, ni la relation vraie (qu’elle pense passagère et fuyante), ni les sentiments humains (qu’elle pense irrationnels et mouvants), elle peut en revanche reconnaître la présence d’une économie autre…s’il en va de son intérêt bien compris. Ainsi, l’« imperturbable lourdeur de l’avoir » ne pourrait plus tenir pour négligeable l’« insoutenable légèreté de l’être » !…
Les organisations (entreprises, pays et groupes d’États) ne vivent pas une, mais deux économies, alternativement concurrentes et complémentaires. Certes, les efforts et les coûts à supporter pour rendre une économie relationnelle à la fois positive, effective et solide, vivant à côté de l’économie matérielle, sont élevés. Mais le retour sur investissement est aussi à la hauteur… Pour autant que des organisations ambitieuses, telles que l’Europe, aient encore une probabilité de demeurer humaines.
Article complémentaire: La limite ultime du capitalisme libéral