POUR UNE ECONOMIE DE L’HUMAIN
L’économie de l’humain ne se limite évidemment pas au seul domaine de l’entreprise; elle concerne tous les ensembles constituant les sociétés humaines, ainsi que les rapports entre ces sociétés, dès lors qu’au moins deux acteurs entrent en jeu. Nous laissons donc de côté « l’économie de soi avec soi » (chère à un pan de la psychanalyse). Et nous commençons là où cette dernière s’arrête.
Nous nous plaçons ici dans les univers allant de deux personnes à plusieurs millions d’êtres ( c’est ainsi que la notion d’échange prend tout son sens), et nous choisissons plus particulièrement le terrain de l’entreprise.
Deux économies pour l’entreprise
Peut-on innover dans la conception et la pratique du lien difficile entre l’économique et l’humain ? En retirer des actions positives pour la cohésion interne de l’entreprise comme pour les rapports qu’elle entretient avec le monde extérieur ?
Si la logique de l’entreprise est dominée par des considérations et des mécanismes économiques : production, échange, optimisation de l’utilisation de facteurs rares (matières premières, énergie, information utile, temps…), peut-on continuer d’affirmer de façon péremptoire que la logique de la vie globale de l’entreprise s’arrête aux frontières du domaine matériel ?
Pour répondre aux nécessités humaines qui ne recherchent pas seulement l’objectif ou le support du matériel, ne faut-il pas aussi produire et échanger autre chose ? Investir et s’investir dans une autre dimension ? Poursuivre et mettre à jour d’autres types de valeur ? En utilisant inévitablement pour cela les mêmes facteurs rares que ceux de l’économie matérielle : le temps, l’énergie et l’information.
Si l’on veut faire sortir de l’inconscience ou de la somnolence ces réalités humaines profondes, leur donner de la vigueur et du sens, il importe de « s’appesantir » sur leur économie propre. Comprendre les déterminants de cette économie particulière, en suivre les développements, en apprécier les résultats à travers des aboutissements qui ne seraient pas matériels… Voilà notre défi conceptuel et pratique.
La notion d’économie de la relation
Le tissu relationnel aux mailles plus ou moins serrées que l’on observe à l’intérieur des entreprises et celui qu’elles établissent avec leur monde extérieur, a peu de chances d’être le fruit du hasard ou de la spontanéité. Il est le résultat de productions, d’échanges, d’efforts et de jeux complexes autour de la relation, d’investissements qui ont pris du temps, de l’énergie, de l’information, et qui finalement contiennent tous les ingrédients d’une véritable économie particulière.
Le temps, l’énergie et l’information qui ont été requis par cette économie particulière ont été – volontairement ou non – soustraits de la sphère de l’économie matérielle. Au moment même où nous produisons une relation hors du champ matériel avec X ou Y, nous ne nous préoccupons pas de vente ou de retour immédiat sur investissement… Sinon, danger !
Dès lors, la relation « pure » qui se crée entre les membres de l’entreprise, ou celle qui se noue avec certains partenaires extérieurs, apparaît comme un produit caractéristique de l’entreprise – tout autant que ses produits matériels et marchands.
La précaution majeure est donc de bien faire la distinction entre la relation qui reste totalement dépendante de la sphère matérielle et celle qui peut s’en extraire, en vivant sa propre vie à travers ses propres ressorts : la relation pour la relation en quelque sorte. Cette relation a une valeur en elle-même, indépendante des bonnes ou des mauvaises affaires de la sphère matérielle de l’entreprise. La relation, qui n’existe que par l’économie matérielle et qui s’excite ou s’éteint lorsque cette dernière l’exige, ne saurait faire partie d’une économie de la relation véritable ; elle est seulement une nécessité, un coût de l’économie matérielle.
Cette distinction est essentielle pour l’ensemble de la sphère humaine de l’entreprise.
Autre considération majeure, surtout dans l’univers conquérant des data sciences : l’économie de l’information n’est pas l’économie de la relation. L’information est une matière première et ne peut être que cela. Vouloir en faire une sorte de produit fini consommable en tant que tel est une aberration qui alimente la confusion.
Les nouvelles technologies permettent avant tout d’obtenir de l’information, mais font-elles progresser la communication ou la relation ? Voire !
La communication est une sorte de « produit en cours » qui utilise comme matière première l’information. Dire que la communication est un échange d’information est très insuffisant car c’e n’est souvent qu’un simple flux croisé de données sans partage, un échange de « sourds » en quelque sorte… Pour qu’il y ait communication, encore faut-il que cet échange implique la mise en commun d’une partie de l’information échangée. Une partie, et non pas toute l’information échangée, car nous basculerions alors de la communication dans la « communion », laquelle n’est pas franchement garante de l’objectivité et de la vitalité de l’entreprise…
La relation, pour sa part, devient un produit final (mais non fini) qui correspond à une communication vivant dans la durée, capable de résister au temps et aux distances. Pas d’angélisme, cependant : cette résistance peut concerner autant l’« amour » que la « haine »…
Economie de la relation positive ou négative ?
Gardons-nous de toute image simplificatrice : l’économie relationnelle n’est pas nécessairement celle de la relation positive. Lorsque, par exemple, l’économie matérielle se détériore, on observe plutôt le développement d’une économie de la relation négative. Et plus généralement, le développement des sociétés ne s’accompagne pas d’une évidente progression de la relation positive.
Comment l’expliquer ? Les « produits » relationnels résultent d’une combinaison de deux facteurs majeurs : le facteur information et le facteur énergie. C’est en réfléchissant sur la qualité et le dosage de ces deux facteurs que l’on peut comprendre, au niveau individuel autant que collectif, la genèse des deux types de relation ainsi que leur divergence.
Indiquons une piste majeure : l’information monolithique (celle de la simplification, de la schématisation, de la caricature…) coûte beaucoup moins cher que l’information diversifiée (qui nécessite du temps, des efforts de recherche, d’acquisition, de synthèse…). L’information monolithique est répétitive, facile à dupliquer, autant dans les signes que dans les attitudes… Quand on y est soumis, dans l’entreprise ou la société, elle finit par ne coûter plus grand-chose, à ses producteurs comme à ses utilisateurs, du moins à court terme !
Il est alors assez logique de voir nombre d’acteurs, durablement éduqués au principe du coût minimum dans la sphère matérielle, se laisser glisser « naturellement » sur cette pente dans le domaine de la relation. Confondre contact de quelques minutes avec Mr X et connaissance de la personne devient courant ; s’en tenir à quelques lignes du profil de Mr Y devrait suffire à le cerner ; le seul mot que Mr Z a prononcé en dit long sur ce qu’il est…etc.
En privilégiant le coût minimum de l’information monolithique sur les êtres et les choses qui les entourent, et en combinant cette information à une énergie substantielle, l’organisation et ses membres tendent inexorablement vers la production de relation négative.
C’est aussi pourquoi se lancer dans une économie de la relation positive peut représenter un vrai défi pour tous ceux qui, dans l’entreprise et au-delà, tiennent à rester des êtres humains. En s’opposant aux raretés de relation positive et aux excès des relations qui ne mènent nulle part (autant la compassion démesurée que la méfiance exacerbée…), le manager et les équipes se trouvent devant un champ d’innovation immense et inexploré. Il s’agit de parvenir à conjuguer le savoir, l’art de la conduite d’êtres différents, et la sensibilité humaine, pour faire en sorte que la création de relation positive puisse, non pas éliminer, mais surcompenser les productions et les échanges de relation négative.
Et cela, sans objectif matériel dominant, mais sans que les résultats matériels n’en souffrent.
Ouvrages de Maurice Obadia :
« L’économie désargentée- introduction à l’économie de la relation » Ed Privat (trouvable sur internet)
« Le prix du rêve » Ed Economica (trouvable sur internet)
« Sortir de la préhistoire économique » Ed Economica (trouvable sur internet)
« Pour une économie de l’humain » Ed Pearson Village Mondial (trouvable sur internet)
« Quelle économie voulons-nous ? » Eyrolles Ed d’organisation (e-book trouvable sur internet)